[re-think] design system : le designer à nouveau au cœur d’un processus d’industrialisation de masse

Johanna Rowe Calvi
10 min readJan 24, 2021

0.46g de CO2 est produit chaque fois que quelqu’un visite cet article.

Après avoir tenté d’humaniser l’industrie depuis 1900 en intégrant au processus industriel une conscience de l’Homme comme “utilisateur”, certains designers nous annoncent fièrement aujourd’hui “humaniser” la technologie via les Design System.

Ne voyons-nous pas que nous commençons, avec le numérique, à reproduire le même schéma que celui de la production de masse au début du 20ème siècle ?

Passer de l’artisanal à l’industriel

Arthur Dexler*, Directeur du département architecture et design du MoMa pendant 30 ans, disait en 1957 : “le monde des designers industriels (…) se divise opportunément en deux catégories. La première comprend une armée de chercheurs, de “rendeurs” et de réceptionnistes menés par un vendeur-en-chef impeccable et soigné. Ils inondent le monde occidental et certains pays d’Asie, d’objets sphériques inutiles, essentiellement en plastique coloré, que nous devons impérativement refuser. La seconde catégorie comprend à la fois des designers et des fabricants qui, des années auparavant, auraient été des artisans.” Il ne s’agit pas ici ni du premier texte, ni du seul texte de design qui dénonce le glissement de notre système vers la surproduction d’objets inutiles. Certains ont été rédigés dès les années 20, il y a près d’un siècle et nombreux sont les designers à avoir souffert de voir cette situation évoluer pendant près d’un siècle.

Le design est depuis tous temps et dans tous les domaines un processus de conception qui vise à comprendre puis résoudre un problème, répondre à un besoin ou à améliorer une solution existante pour l’Homme qui l’utilisera.

Au début du 20ème siècle, voyant que les produits sortant des chaines de montage n’étaient ni confortables, ni facilement utilisables, ni esthétiques, le designer a fait son apparition dans les bureaux d’études des usines. Il a rendu les objets plus faciles à utiliser, plus confortables, plus désirables, tout en faisant baisser les coûts de production et donc les prix pour l’acheteur. Cela a permis, dans un premier temps, de rendre accessible des objets utiles voir indispensables aux foyers les plus modérés. Mais l’aspect “désirabilité” développé dès 1900 a ensuite provoqué la dérive de surconsommation et surproduction que nous connaissons aujourd’hui et dont nous n’arrivons ni à nous dépêtrer côté production, ni côté consommation car tout le système intelligent que nous avons mis en place à l’échelle mondiale semble nous empêcher de changer une brique du système sans créer des déséquilibres majeurs.

Avec les design system tout part d’une bonne intention, comme au début du 20ème siècle, le design est LA solution pour prendre en compte l’humain dans la conception. On part entre autres du principe que les utilisateurs “souffrent” des mauvaises expériences utilisateurs et donc, nous devons résoudre le problème. La question à laquelle le design system souhaite répondre est simple : Comment met-on à l’échelle le design numérique pour améliorer toutes les expériences digitales avec l’humain au centre dans des solutions de plus en plus étendues, avec un coût minoré ? La réponse est semble-t-il en industrialisant le design numérique. Ce qui n’est pas un problème en soit, si on ne reproduit pas les mêmes erreurs que par le passé.

Un ROI qui va se payer cher

Quand on lit les ouvrages concernant les Design System, voici les 3 raisons principales pour lesquelles ils sont mis en place :

  • Facilitation des échanges entre les équipes distribuées et multi-compétences dans différents bureaux, différents fuseaux horaires.
  • Optimisation de la productivité entre autres par la réduction de la dette de design.
  • Amélioration de la qualité d’expérience utilisateur cross-solutions.

Ils sont souvent recommandés pour des grosses et moyennes structures avec de nombreuses expériences numériques à maintenir et de nouvelles à développer rapidement, pour être en phase avec le marché et ne pas se laisser dépasser par la concurrence. On industrialise le design numérique et ainsi produire plus et plus vite qu’une réalisation plus “artisanale” en focalisant les efforts des experts sur des tâches plus complexes. L’établissement d’un design system, dont je ne suis pas opposée mais dont je souhaite mettre en avant les limites et les risques, servira à optimiser et homogénéiser la création d’interfaces afin d’accroître le ROI des équipes de productions pour l’entreprise d’une part et le ROI des interfaces Hommes/machines côté utilisateurs/client d’autre part.

Cependant, le risque est grand d’un retour de bâton sur l’argument d’optimisation car il n’est pas forcément cohérent avec le fait de donner du temps aux équipes pour réfléchir aux “problèmes de fond” alors que cela fait partie des objectifs de ceux qui le mettent en place. Un exemple pour m’expliquer :

Il y a quelques semaine un designer me rapportait cette conversation avec un Vice-Président de son entreprise.

VP : “Etant donné que vous avez eu un budget pour créer et maintenir en place un design system nous permettant d’après vous de faire 25% d’économies et de réduire le time to market de 50%, pourquoi mon site n’est pas encore sorti ?”

Directeur du design : “On récupère ce temps pour augmenter la qualité de l’expérience en faisant des tests utilisateurs. Cela permettra d’avoir des interfaces plus efficaces et plus adaptées.”

“Donc, vous pouvez aller plus vite”

Pour moi l’argument pourtant souvent utilisé est donc caduc et à ne pas utiliser. La rentabilité court terme et donc pouvoir produire plus avec moins de ressources (quitte à réduire la qualité) régentant les stratégies d’entreprises c’est un aspect à prendre en compte dans les arguments utilisés pour mettre en place les design system. Souvent le designer ne prend pas en compte le fonctionnement systémique de l’organisation où il se trouve, c’est alors que le mauvais argument utilisé pourrait finalement nuire à son équipe en devant soit la réduire ou en voyant la pression de production accrue.

L’effet sur les équipes pourrait-être inverse à l’objectif initial car ils ne seront pas protégés du stress de la production et l’intérêt de leur mission au sein de l’entreprise pourrait être réduite à des pures tâches de production répétitives. La rétention de talents et la stratégie pour obtenir de nouveaux headcount pourraient donc être vos prochains défis.

Le jeu dangereux de roulette russe des design system

Une grande attention est à porter sur le type d’organisations où ne pas mettre en place un design system et pour les autres comment le mettre en place sans que les designers (en tant que garants) en perdent le contrôle. Il faut se poser les bonnes questions telles que :

  • Dois-je mettre en place les Design System dans mon organisation alors que le sommet n’est pas sponsor dans les pratiques de design thinking / doing / centré utilisateur ?
  • Dois-je pousser la mise en place du design system dans mon entreprise alors que la démarche RSE de celle-ci n’est pas mature ?
  • Vais-je pouvoir garder sous contrôle l’usage et l’évolution de ce design system, ai-je les appuis nécessaires ?

En pensant mettre en place un cheval de Troie dans nos entreprises au service de l’humain, ne sommes-nous pas en train de mettre en fait en place un cheval de Troie dans le design ?

De bonnes solutions pour les mauvais problèmes

L’utilisateur souffre-t’il vraiment du manque d’homogénéité de l’expérience entre les applications d’un même fournisseur ou d’un même système ? Je n’ai pas la réponse mais je me pose de plus en plus cette question. Aussi, le designer a-t-il pour rôle d’optimiser au maximum les expériences digitales car l’utilisateur est de moins en moins attentif ? C’est un cercle vicieux car plus tout va vite, plus il faut que tout aille vite. Plus tout est simple, plus il faut que tout soit simple, on ne tolère donc plus la moindre imperfection ou ralentissement. La revue scientifique Nature explique bien la cause de ce problème d’attention dans son étude Accelerating dynamics of collective attention* où l’on comprend que les concepteurs sont la cause. Alors décidons-nous de nourrir le problème ou de le résoudre ?

Aussi, en pensant mettre en place un cheval de Troie dans nos entreprises au service de l’humain grâce au Design System, ne sommes-nous pas en train de mettre en fait en place un cheval de Troie dans le design au service de certains leaders n’ayant pas la même vision du futur que nous ? Un futur ou le marché de l’attention deviendra encore plus présent, un futur ou la production de masse se déplacera du mobilier & accessoires (20ème siècle) au numérique (serveurs, objets connectés, interfaces),

un futur que le designer souhaite éthique et responsable mais que nous sommes en train de dévier sans même en avoir conscience car nous aussi avons arrêté de penser en dehors de la boîte.

Un Design System éthique & engagé !

L’impact sur notre planète de l’industrialisation de masse des solutions digitales

La différence entre l’industrialisation de masse des produits physiques et l’industrialisation de masse du numérique c’est que l’impact du premier sur la planète est très visible : Nos produits encombrent nos appartements, ils y a des centaines de références pour le moindre petit besoin (tailler un crayon, agrafer des pages, s’assoir,…) les usines de productions sont grosses et on voit régulièrement des images de leur pollution (visible à l’œil nu), les produits sont jetés alors qu’ils sont parfois neufs pour des raisons de rentabilité de stockage.

Le deuxième est presque invisible, par exemple, quand on lance Netflix ou du streaming sur un site web, nous n’avons pas conscience de ce qui est mis en place derrière pour le faire fonctionner : data center, câble sous l’océan, énergie produite, obsolescence du périphérique qu’on a devant les yeux,…

D’après Greenpeace, La planète souffre de notre utilisation du digital et des nouvelles technologies.Aujourd’hui 4% de la production de CO2 est produite par ce secteur et sa consommation énergétique s’accroît de 9 % par an. Elles sont dues pour moitié au fonctionnement d’internet (transport et stockage des données, fabrication et maintenance de l’infrastructure du réseau) et pour moitié à la fabrication de nos équipements informatiques (ordinateurs, smartphones, tablettes, etc.).”

Alors, comment avancer dans une meilleure direction ?

Parce que nous voyons que la majorité des design system conçus aujourd’hui le sont dans un objectif d’accroissement de la productivité numérique et même si au départ il est vu par certains designers influents comme une solution qui, une fois en place, pourra modifier durablement la qualité des expériences digitales, le risque est grand qu’il soit utilisé à mauvais escient et que les designers soient à nouveau une des causes même de la réussite de l’industrialisation de masse, celle des expériences numériques, comme il l’a été au début du 20ème siècle avec le secteur du produit physique. Nous en connaissons pourtant l’impact écologique et savons que la part de production de C02 pourrait s’accroître par la faute de cette nouvelle industrialisation de masse, réagissons !

  1. Prendre conscience de son impact physiologique et psychologique sur l’Homme car le designer utilise entre autres les principes du design de l’attention (parfois) sans même en avoir conscience. Ex : scroll infini, système de like, impact sur le circuit de la récompense (dopamine),…
  2. Penser le design inclusif des différences culturelles, de générations, de genres et des handicaps (visuels ou physiques). Intrinsèquement et systématiquement. Ex : les biais de genre dans les interfaces, l’utilisation d’anglicismes, la complexité inappropriée des solutions du service public pour les analphabètes,…
  3. Garder en tête que la personnalisation & l’adaptation est plus efficace que l’homogénéisation en termes d’expériences utilisateurs/clients au-delà d’un certain palier de qualité.
  4. Imaginer un système dont le cœur ne serait pas la mise en valeur de la marque telle qu’on l’imagine aujourd’hui mais serait la réduction au minimum de l’impact écologique des solutions digitales. Pas uniquement de l’UI (représentation des composants) mais surtout de l’UX (conception des composants et de la structure). L’identité d’une marque se ferait donc sur ses valeurs et non plus juste sur son branding.
  5. Devenir le bras armé des équipes RSE en concevant le design system en étroite collaboration avec eux et en gardant en tête les 17 enjeux environnementaux des Nations Unis* pour une démarche globale et un impact accru sur l’entreprise. Contre-exemple : réduire le papier par la digitalisation alors qu’on accroit la vente de produits en plastiques.
  6. Poser les bonnes questions aux leaders pour mettre en lumière l’impact sociétal et psychologique des décisions d’UX. Ex : “Si nous mettons en place cette fonctionnalité, nous allons provoquer volontairement l’achat impulsif, est-ce en phase avec les valeurs et la stratégie de notre entreprise ?” ou “Si je fais ce design avec un défilement infini on jouera consciemment sur le mécanisme de besoin de complétion du cerveau de nos clients, est-ce en phase avec les valeurs de notre marque ?”
  7. Rechercher la sobriété numérique avec l’éco-conception, en menant une réflexion pour concevoir des composants numériques les moins consommateurs en CO² tout en faisant passer les valeurs des marques dans les interfaces. Mais aussi provoquer des comportements utilisateurs/clients faibles en production de CO².
  8. Penser comment le design system, grâce à son avantage d’être un facilitateur d’échanges dans les équipes de production (design/ingénieurs), peut intégrer des valeurs de protection des données personnelles et inciter à une éthique des algorithmes utilisés par l’entreprise.
  9. Mettre en place une gouvernance partagée pour le maintien, la surveillance et le développement de ces design system.
  10. On ralentit ! On réfléchit à l’impact de ce qu’on est en train de provoquer comme changements sociétaux, on assume notre rôle jusqu’au bout. En continuant de poser des questions, de regarder en dehors du cadre et de prendre du recul en changeant de point de vue.

Certains designers ont déjà compris que leurs rôles dans les nouvelles technologies étaient de concevoir de manière responsable, de manière systémique et que la technologie se devait d’être vecteur de progrès social. Un engagement prenant en compte l’impact court terme de la conception par un individu unique sur notre société au long terme avec la participation à une évolution sociétale profonde.

Feedback, questions, débats sont les bienvenus en messages privés ou commentaires.

Sources

https://theshiftproject.org/article/climat-insoutenable-usage-video/

https://www.greenpeace.fr/la-pollution-numerique/

Nature — Accelerating dynamics of collective attention https://www.nature.com/articles/s41467-019-09311-w

17 enjeux ONU https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/

Crédit photo

Bientôt, il va falloir que j’utilise moins d’images pour réduire la consommation de CO² produite. Etape difficile pour moi designer et pour vous lecteurs vu la longueur de mes articles.

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